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Mont Saint-Odile, AZF… : depuis une vingtaine
d'années, beaucoup d'accidents ayant occasionné
des victimes et/ou des dommages de grande
ampleur ont donné lieu à des procès retentissants.
Pourquoi une telle importance de la scène
judiciaire ?
À mon avis, l'importance de la scène judiciaire est à
mettre en relation avec la montée de la société d'individus,
dans ce que les sociologues appellent la seconde
modernité, qui se traduit par l'émergence de l'individualisme,
des droits de l'individu, de la force de la subjectivité,
de la valeur de l'expérience singulière – en l'occurrence,
dans le cas des catastrophes, l'épreuve et le
vécu personnel – qui s'affirment face à la raison d'État
et à ses prérogatives, face à l'intérêt général abstrait.
Ceci étant, on se trouve dans une situation paradoxale,
dans la mesure où les associations de victimes, toutes
sans exception, affiche un engagement altruiste, audelà
de la reconnaissance et de la réparation de leur
épreuve personnelle. Il s'agit de faire en sorte que la
catastrophe ne se reproduise pas pour d'autres – « plus
jamais ça » – donc d'oeuvrer pour la prévention en partant
de l'idée que la catastrophe était évitable, si les
sécurités et les systèmes d'alerte avaient correctement
fonctionné. Cette démarche de prévention des associations
a pour objectif de mettre en évidence les dysfonctionnements
et les responsabilités de l'accident survenu
pour prévenir les autres. Il y a bien évidemment le désir
de faire la lumière sur les circonstances de la mort de
proches et de sanctionner les responsabilités.
La scène judiciaire est-elle la plus appropriée pour
établir la « vérité » ?
La scène judiciaire n'est sans doute pas idéale, mais
il n'y en a guère d'autres ! Les juridictions civiles sont
vouées à la réparation des dommages et non pas à la
recherche de la vérité. Et les victimes ont appris à ne
pas compter sur les enquêtes administratives ou s'en
méfient. La justice pénale a le double avantage d'être
orientée vers la recherche de la vérité et d'être peu coûteuse.
Maintenant, il est clair que la vérité judiciaire ne
coïncide pas nécessairement avec la vérité technique
de la survenue de l'accident. Le magistrat pénal juge
selon l'écart à la norme, le non-respect des procédures
écrites ; or on sait que le fonctionnement optimal des
organisations n'est justement pas celui de l'observation
scrupuleuse des procédures, du travail prescrit. Le
magistrat se trouve en outre très contraint par le Code
de procédure pénale et par le catalogue des incriminations
possibles, lui-même dépendant de l'état de
la législation à un moment donné. Par exemple, on
peut considérer la période du début des années 1990
comme favorable aux victimes, du fait notamment de
l'introduction d'une nouvelle incrimination pénale, celle
de la mise en danger délibérée d'autrui, de l'avènement
de la responsabilité pénale des personnes morales, sans
compter les droits obtenus par les associations, puis
par leurs fédérations à se porter partie civile, ce qui a
favorisé l'ouverture d'une série de procès très médiatisés.
À la fin de la décennie, on constate un retour du
balancier : le personnel politique et de la haute administration
s'est mobilisé pour limiter la mise en jeu de
leurs responsabilités. La loi Fauchon du 10 juillet 2000
a sérieusement limité les possibilités de mettre en cause
les auteurs indirects1 – c'est-à-dire qu'on a eu tendance à revenir à la responsabilité du lampiste, au contraire des
efforts des associations visant à mettre en cause toute
la chaîne des responsabilités, pour justement ne pas se
satisfaire d'une justice du lampiste et du bouc émissaire.
On peut noter également la grande résistance des juridictions
à mettre en jeu la responsabilité des personnes
morales – du coup, le poids des procès en correctionnel
pour homicides involontaires tend à retomber sur
les épaules des individus, agents des institutions ou des
entreprises impliquées.
L'appréhension d'un accident sous l'angle juridique
permet-elle de comprendre réellement ce
qui s'est passé et d'en identifier toutes les causes ?
Le problème, outre celui signalé plus haut, est que
les effets de cette peur de l'incrimination du
risque pénal sont difficiles à mesurer,
tant du point de vue de la recherche
des causes et des faits dans un
accident précis, que du point de
vue de ses effets en termes de
comportements de prévention.
Toutes les associations de victimes
font état de disparition de
pièces (par exemple les enregistrements
de salle de contrôle) au
début des investigations. Le juge peut
demander des expertises et il le fait bien
sûr, mais il n'est pas simple pour un magistrat
non versé dans la matière technique de savoir où orienter
les investigations, quelles questions poser, etc.
"Face à la menace
du procès pénal,
les institutions, les entreprises
se rétractent
et les individus
se crispent…"
En fait, on a en face à face deux vérités : celle des procès,
la vérité judiciaire, et celle des rapports d'enquête postaccidentelle.
Peut-on dire que l'une est plus proche de
la vérité que l'autre ? Ce n'est pas certain. Les expertises
administratives peuvent aussi voir leur objectivité remise
en cause, car les experts appartiennent au même milieu
que les auteurs de l'accident, ils peuvent apparaître plus
ou moins en connivence. Les freins à la connaissance de
ce qui s'est passé peuvent être aussi fort dans une arène
ou dans l'autre : voyez le procès d'AZF à Toulouse – ni
le procès, ni les enquêtes techniques n'ont réussi à identifier
les causes de l'accident, si bien que la plus grande
catastrophe technologique que la France ait connu
depuis 1945 n'a pas de causes connues !
Les victimes d'un accident ou leur famille
demandent à la fois une sanction des comportements,
mais en même temps poursuivent
un objectif de prévention : « Plus jamais ça ».
Le procès pénal permet-il de remplir ces deux
objectifs ?
Il arrive que le procès remplisse ces deux objectifs,
comme ça a été le cas dans l'affaire du Drac, où au
cours du procès, EDF a décidé de coopérer avec l'association
de victimes en vue de la prévention. Mais
ce n'est pas toujours le cas. Les victimes comptent
sur l'effet salutaire de la peur du procès, mais pas
seulement : l'instruction judiciaire est la seule façon
pour elles d'accéder au dossier et d'identifier là où il
faudrait faire porter l'effort de prévention.
C'est aussi souvent la seule façon pour
elles de se reconnaître entre elles
et de se regrouper pour agir collectivement.
Les victimes d'un
accident collectif, par exemple
de transport, n'ont aucun lien
les unes avec les autres (comme
pour un attentat), et il n'y a
aucune structure qui soit chargée
de les mettre en rapport les
unes avec les autres après la catastrophe.
Elles doivent se débrouiller par
elles-mêmes. Mais bien souvent, c'est finalement
le procureur qui les réunit au moment d'ouvrir
une procédure.
Il faut néanmoins souligner qu'il y a très peu de condamnations
pénales effectives et encore moins à des peines
lourdes comme la prison. La plupart des jugements distribuent
des peines avec sursis. En réalité, la sanction
du procès, c'est l'épreuve de la mise en examen et de
la comparution au procès : la vraie peine pénale est là.
Et cet aspect est très douloureux et très lourd pour les
personnes concernées.
Un effet pervers d'une sanction judiciaire suite à un
accident est l'ouverture du parapluie, pour éviter à l'avenir
tout engagement de la responsabilité. La perspective
d'une responsabilité pénale devient un risque en
lui-même. Cette tendance va à l'encontre de l'objectif
d'amélioration de la sécurité.
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