Finalités et biais de l'enquête judiciaire en cas d'accident
L'enquête accident s'exprime aussi sur les terrains judiciaire et juridique. La dimension technique de l'accident est ainsi appelée « à la barre », qu'en est-il des interactions entre ces deux univers ?
Depuis une vingtaine d'années, beaucoup d'accidents ayant occasionné des victimes et/ou des dommages de grande ampleur ont donné lieu à des procès retentissants. Pourquoi une telle importance de la scène judiciaire ?
Les attentes de la société contemporaine suite à un accident ont évolué. L'émergence de la notion d'« accidents collectifs »1, que l'on désignait jusque dans les années 1980-90 sous les termes d'« accidents technologiques » ou de « catastrophes naturelles »2, traduit un changement de point focal : la victime devient le centre de l'attention.
Elle est également le révélateur d'une évolution de l'appréciation des événements, avec une mise en cause quasi systématique de responsabilités humaines et une tendance des magistrats à retenir de moins en moins l'exonération pour force majeure, traduction juridique de l'imparable et de la fatalité3. Un exemple tiré de la jurisprudence est particulièrement éloquent : celui de l'avalanche de Val-d'Isère qui causa la mort de 39 personnes dans le chalet de l'UCPA, le 10 février 1970. Si les tribunaux administratifs ont bien retenu les fautes conjointes de la commune et de l'État, dans leurs obligations de sécurité vis-à-vis de la population, aucune responsabilité pénale n'a été reconnue. En effet, la chambre criminelle de la Cour de cassation, dans sa décision du 11 mars 1986, a confirmé le nonlieu concernant la poursuite du maire de la commune, pour homicide involontaire, prononcé par la chambre d'accusation de la cour d'appel de Lyon. La Cour de cassation a estimé qu'il était impossible de prévoir une avalanche d'une telle ampleur et dès lors, il ne pouvait être reproché au maire de ne pas avoir pris les mesures de sécurité qui s'imposaient. Quelque 25 ans plus tard, un tel accident donnerait-il lieu à la même décision sur le plan pénal ? Rien n'est moins sûr.
Les victimes ou leurs ayants droit ont du mal à accepter qu'un accident reste sans suite pénale. La scène judiciaire joue ainsi le rôle de « régulateur du lien social »4 et constitue une voie d'apaisement du trouble social causé par un dommage considéré par les victimes, voire par la société toute entière, comme injuste5.
La scène judiciaire constitue une voie d'apaisement du trouble social causé par un dommage considéré comme injuste.
La responsabilité juridique se trouve donc au coeur du questionnement sur l'évolution des attentes des victimes.
Or, la responsabilité civile a connu toute une série d'évolutions (émergence de la responsabilité sans faute, perte de la connotation morale de la faute, dilution de la responsabilité au sein de groupes de personnes, développement de l'assurance), qui l'ont détournée de sa fonction de dissuasion des fautes pour l'orienter davantage vers un objectif indemnitaire6.
Mais depuis une vingtaine d'années, tout se passe comme si la fonction indemnitaire de la responsabilité civile avait atteint ses limites. Les victimes ne veulent plus d'une indemnisation financière qui leur paraît cynique et inique. Elles veulent que leurs souffrances physiques et psychiques soient officiellement reconnues. La réparation de leurs préjudices passe ainsi par la reconnaissance de la faute de l'auteur, par l'intermédiaire d'un procès pénal, la voie judiciaire étant la plus à même de répondre à cette demande sociale, du fait de l'évolution de la responsabilité civile.
Ainsi, en se greffant sur l'action pénale, les victimes ne recherchent pas en premier lieu une compensation financière, mais une réparation morale et la possibilité de faire entendre leur parole au cours des débats judiciaires. Lors du procès du sang contaminé devant la Cour de justice de la République, le philosophe P. Ricoeur, cité comme témoin, a très bien résumé les attentes des victimes : « pourquoi faut-il entendre les victimes ? Parce que quand elles viennent au tribunal, ce n'est pas une plainte nue qui est entendue, c'est déjà le cri de l'indignation : c'est injuste ! Et ce cri comporte plusieurs demandes. D'abord de comprendre, de recevoir une narration intelligible et acceptable de ce qui s'est passé. Deuxièmement, les victimes demandent une qualification des actes qui permettent de mettre en place la juste distance entre tous les protagonistes et, peut-être encore, dans la reconnaissance de leurs souffrances, la demande d'excuses des souffrants aux politiques. C'est seulement en dernier lieu que vient leur demande d'indemnisation » 7.
Le législateur a bien compris cette demande des victimes, puisque depuis le début des années 2000 une série de textes ont conforté leur place dans la procédure pénale : par exemple, la loi du 15 juin 2000 « renforçant la présomption d'innocence et les droits des victimes » ; ou la loi du 9 mars 2004 dite Perben II, reconnaissant notamment le droit pour les fédérations d'association de défense des victimes d'accidents collectifs, d'exercer les droits reconnus à la partie civile.
Les victimes d'un accident ou leur famille demandent à la fois
une sanction des comportements, mais en même temps poursuivent
un objectif de prévention : « Plus jamais ça ».
Le procès pénal permet-il de remplir ces deux objectifs ?
Les victimes ou leurs ayants droit investissent effectivement le procès d'une « mission de justice corrective et réparatrice »8. Plus que par une réparation matérielle, ces personnes sont mues par la recherche de la vérité dans le déroulement des événements. Pour les victimes ou leurs ayants droit, la reconnaissance de la culpabilité des personnes impliquées dans un accident doit permettre tout à la fois d'accomplir un deuil et de servir de point de départ à un travail de prévention. Les deux aspects sont étroitement liés, dans la mesure où l'aveu constitue aussi une prise de conscience des comportements déviants et le déni ou les défausses de responsabilité peuvent être interprétés par les victimes comme une potentielle réitération des mêmes comportements dans le futur, sans tirer de leçon du passé9.
Beaucoup d'associations de victimes qui ont émergé suite à un accident collectif ne poursuivent donc pas uniquement l'objectif de faire prononcer une sanction pénale. Mais le retentissement de l'action pénale permet à leurs yeux de bien mettre l'accent sur les fautes à ne plus commettre et les améliorations à apporter aux procédures techniques10.
L'enquête judiciaire est-elle la seule à être menée suite à un accident ?
Dans un certain nombre de cas, l'accident va faire l'objet d'une double enquête : une technique et une judiciaire. Les accidents survenant dans le domaine des transports aérien, terrestre et maritime, par exemple, font l'objet d'une enquête technique menée respectivement par le Bureau d'enquête des accidents de l'aviation civile (BEAAC), le Bureau d'enquête des accidents terrestres (BEAT) et le Bureau d'enquête des accidents de mer (BEAM). Les missions confiées à ces bureaux d'enquête, leurs procédures d'intervention ainsi que les liens avec l'enquête judiciaire sont strictement définis par les textes : loi n° 99-243 du 29 mars 1999 relative aux enquêtes techniques sur les accidents et les incidents dans l'aviation civile et décret n° 2001-1043 du 8 novembre 2001 ; loi n° 2002-3 du 3 janvier 2002 relative à la sécurité des infrastructures et systèmes de transport, aux enquêtes techniques et au stockage souterrain de gaz naturel, d'hydrocarbures et de produits chimiques ; loi n° 2002-3 du 3 janvier 2002 sur les enquêtes techniques après événement de mer ; décret n° 2004-85 du 26 janvier 2004 relatif aux enquêtes techniques après événement de mer, accident ou incident de transport terrestre ; ordonnance n° 2010-1307 du 28 octobre 2010 relative à la partie législative du Code des transports.
Là où les juristes parlent de faute, les spécialistes de la sécurité parlent de défaillance ou d'erreur. La différence n'est pas anodine...
L'objectif commun des enquêtes menées par les différentes bureaux d'enquête est la collecte organisée et minutieuse d'éléments factuels, leur analyse technique, de manière à établir le plus précisément possible les causes et les circonstances de l'accident. En dernier lieu, il s'agit de tirer de l'événement des enseignements susceptibles de prévenir de futurs accidents ou incidents et d'élaborer des recommandations (modification du matériel, de la procédure, des textes réglementaires...).
L'objectif d'améliorer la prévention future implique donc de pouvoir procéder à un retour d'expérience complet de l'accident, afin d'identifier toutes les causes ayant contribué à la réalisation de celui-ci. Mais la crainte de la sanction peut amener les différentes personnes impliquées dans un accident à ne pas parler, alors que l'on attendrait d'elles, au contraire, qu'elles puissent rendre compte le plus exactement possible de ce qui s'est passé. G. Decrop remarque qu'ainsi, « l'irruption de la justice, qui cherche la même chose mais dans la perspective de la punition des fautes, provoque immédiatement des phénomènes de rétention au niveau individuel et collectif, chacun cherchant à se protéger et à protéger ses collègues et son entreprise »11. Elle constate également que l'engagement vers une amélioration de la prévention des accidents se fait sous une forme déviante : le gel du risque, par suppression des activités litigieuses (forme de déni du risque) ou par un surcroît de protection juridique12.
Le magistrat instructeur chargé de l'enquête judiciaire
fait très souvent appel à un ou des experts.
Quel est le rôle de l'expert dans l'enquête judiciaire ?
Lorsque l'expert intervient dans la procédure judiciaire, nommé à l'initiative du juge, du ministère public ou encore à la demande des parties (article 156 du Code de procédure pénale), il est considéré comme un auxiliaire du juge d'instruction dans la recherche de preuves. Il s'agit d'éclairer le juge sur des points de fait, pour lesquels l'expert a été missionné. Et la définition de sa mission va conditionner et influencer les résultats de son expertise, puisque le rôle de l'expert est cantonné au fait d'analyser les éléments factuels qui lui sont soumis.
Celui du juge sera de dire le droit13, en s'appropriant les résultats de l'expertise pour en déduire ou non la responsabilité des personnes impliquées dans un accident14.
En réalité, la stricte séparation entre les faits et le droit n'existe pas, car ils ne peuvent bien souvent être distingués et l'expertise va influencer la décision de justice. La décision de justice peut donc être particulièrement tributaire de l'expertise, a fortiori en ce qui concerne l'analyse d'accident collectif. Cette dépendance de la justice vis-à-vis de l'expertise pose deux problèmes. D'une part, l'expertise n'est pas infaillible et ne permet pas toujours d'établir de manière certaine les causes d'un accident (incendie du tunnel du mont Blanc, AZF...). Dans certains cas, l'expertise, non seulement n'éclaire pas le juge mais retarde le prononcé de la décision de justice.
Le crash du mont Saint-Odile a donné lieu à 14 ans de procédure et la nomination de 7 experts, dont aucun n'a pu apporter de réponse scientifique claire. Dans ce cas, l'équité juridique implique de ne retenir aucune culpabilité, faute de pouvoir établir avec certitude ce qui s'est réellement passé. Concernant l'incendie du tunnel du mont Blanc, les magistrats du tribunal correctionnel de Bonneville, dans leur décision du 27 juillet 2005, ont ainsi conclu que « faute de connaître la cause d'origine, aucun fait n'est imputable à quiconque ». Une décision similaire a été rendue à propos de l'explosion de l'usine AZF.
D'autre part, le nombre d'experts spécialisés dans un domaine peut être limité. Plus la question est technique, moins le nombre d'experts compétents dans le domaine est important. Dès lors, se pose la question de l'indépendance des experts, ceux-ci pouvant être liés, compte tenu du peu de personnes évoluant dans des domaines extrêmement techniques, à l'une des personnes impliquées dans un accident15.
En fin de compte, la scène judiciaire est-elle la plus appropriée pour établir la « vérité » et comprendre ce qui s'est réellement passé ?
Si l'on se réfère à l'article 81 du Code de procédure pénale, le juge d'instruction est bien dans une recherche de vérité, puisqu'il a pour mission de procéder à tous les actes d'information qu'il juge utiles, « afin d'établir LA vérité ». Mais de quelle vérité parle-t-on ? Quelle est la vérité qui va être établie par le juge judiciaire ? Est-ce une vérité absolue qui va être consacrée par le procès pénal ? À partir des éléments de preuve, des témoignages et des expertises, le juge d'instruction va faire émerger de la réalité des faits une réalité judiciaire.
Mais, lorsque l'établissement de la vérité repose sur l'expertise, on a vu quelles sont les particularités de celle-ci, à la fois conditionnée par la demande du juge d'instruction et conditionnant le regard que va porter le magistrat sur les événements qui se sont produits, de sorte que l'on peut douter de la capacité de l'enquête judiciaire à faire émerger la vérité.
De plus, l'enquête judiciaire conduit à procéder à une analyse de l'accident au prisme d'une grille de lecture juridique, dont les éléments constitutifs sont les normes de comportement déterminés par le droit. La vérité de l'accident ne sera donc établie qu'au regard du non-respect des procédures ou des normes. La lecture juridique de la réalité n'offre donc qu'une traduction parmi d'autres de la vérité d'un événement16.
L'enquête judiciaire reposant exclusivement sur l'établissement de l'analyse d'un événement, en termes de respect ou de non-respect de normes et donc d'infraction à la norme, va conditionner la recherche de la vérité en ne focalisant que sur l'établissement de responsabilité. De ce fait, la cause du dommage, sur le plan pénal est uniquement envisagée sous l'angle de la faute : la violation d'une obligation de sécurité, de prévention, de diligence... L'accident, analysé au prisme d'une enquête judiciaire, est ainsi le révélateur de comportements déviants par rapport à la norme de comportement défini par le droit ; ces comportements considérés comme dangereux sont d'ordinaire cachés sous la routine quotidienne. Or, là où les juristes parlent de faute, les spécialistes de la sécurité parlent de défaillance ou d'erreur. La différence de terminologie n'est pas anodine. Pour les seconds, le fonctionnement normal de systèmes socio-techniques induit des erreurs et des défaillances, rattrapées et maîtrisées dans la majeure partie des cas. Dans cette conception, l'accident est exceptionnellement la conséquence d'une faute : il est la résultante d'un dysfonctionnement du système, d'une succession d'erreurs17. Alors que la conception juridique raisonne par rapport à une conception idéale du fonctionnement de la société, défini par les normes et les règles, l'accident « révèle » un état « ordinaire » de ce fonctionnement, fait d'entorses aux règlements, de malentendus, de flous18. Les victimes et les spécialistes de la sécurité ont donc une appréciation différente de la défaillance.
Dès lors, leurs attentes au regard de l'enquête qui va être menée suite à un accident seront forcément différentes, voire divergentes.
L'angle juridique de la recherche de la vérité influe également sur la manière d'apprécier la relation causale entre le dommage et les divers éléments ayant contribué à sa survenance.
La difficulté du juge est de déterminer à quelles conditions il retient une faute comme cause juridique du dommage. D'une part, il suit les dogmes énoncés dans le domaine juridique pour apprécier le rapport causal, d'autre part, dans certains cas et a fortiori, lorsqu'il s'agit d'un accident collectif, il est fortement influencé par la causalité scientifique.
Le juge ne va pas rechercher toutes les causes du dommage : il se contente d'examiner si telle faute est ou non la cause du dommage. Le droit a donc une conception simplifiée de la causalité, dans la mesure où, d'un point de vue juridique, la relation causale est linéaire et très souvent « monodimensionnelle »19. Pourtant, la théorie de l'équivalence des conditions à laquelle se réfèrent les magistrats de l'ordre pénal, ouvre la voie à une conception plus riche du rapport causal et permettrait d'analyser l'enchevêtrement et l'enchaînement des faits, au sein de systèmes socio-techniques ou d'organisations sociales complexes. Cette théorie offre en effet une vision large de la relation causale, puisqu'elle considère que tout événement qui a été une condition indispensable, une condition sine qua non, est considéré comme une cause de ce dommage. Cette conception du rapport causal se rapprocherait de l'appréciation de la causalité déployée dans une enquête technique, puisque seront retenues toutes les fautes commises, même en relation très lointaine avec le dommage, dès lors qu'il est considéré que sans elles, le dommage ne se serait pas produit, pourvu que le lien de causalité soit certain.
Cependant, pour les juristes, cette manière de penser la relation causale doit être maniée avec précaution. Un spécialiste du droit de la responsabilité civile, comme P. Jourdain, la considère comme trop laxiste car pas assez sélective. Il note également que cette conception du rapport causal peut conduire à une impasse, en cas de doute sur le caractère nécessaire de la cause dans la production du dommage20. En définitive, si les juges sont amenés à tenir compte d'éléments étrangers à l'enchaînement mécanique des causes et des effets, ils ont néanmoins tendance à ne retenir, parmi les causes, que les fautes les plus graves21.
1. Employée semble-t-il pour la première par Jacques Bresson, président de la FENVAC.
2. G. Decrop, Associations de victimes de catastrophes : de l'affl iction à la prévention, Rapport de recherche EPR, 2003.
3. Idem.
4. C. Guibert, « Nécessité de la double enquête (administrative et judiciaire) après un accident aérien », Communication faite à la réunion de la Société française de droit aérien et spatial, 28 mars 2007.
5. G. Viney, « La responsabilité », Archives de philosophie du droit, Ed. Sirey, tome 35, 1990, p. 275.
6. G. Viney, « De la responsabilité personnelle à la répartition des risques », Archives de philosophie du droit, Ed. Sirey, tome 22, 1977, p. 6.
7. Le Monde des débats, avril 1999, p. 9.
8. M. Villey, « Esquisse historique sur le mot responsable », Archives de philosophie du droit, Ed. Sirey, tome 22, 1977, p. 51.
9. G. Decrop, op. cit.
10. G. Decrop, op. cit.
11. Idem.
12. Ibid.
13. B. de Belval, B. Rolland, « L'expert dit-il le droit ? », Revue Droit de l'environnement n° 142, octobre 2006, p. 295.
14. M.-F. Steinlé-Feuerbach, « La place de l'expertise scientifique dans le raisonnement du juge en cas de catastrophe », Revue Droit de l'environnement, n° 142, octobre 2006, p. 286.
15. Idem, p. 285.
16. G. Decrop, op. cit.
17. F. Ewald, « Responsabilité-solidarité-sécurité », Risques n° 10, avril-juin 1992, p. 21.
18. G. Decrop, op. cit.
19. O. Rocca, « Les grandes catastrophes modernes vont-elles transformer le périmètre de la loi ? Introduction aux concepts de dommage systémique et de responsabilité systémique », JAC 28
20. P. Jourdain, Les principes de la responsabilité civile, Dalloz, Connaissance du droit, 7e édition, p. 61.
21. G. Viney, « La responsabilité », op. cit., p. 286.
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