La contribution des sciences sociales à la compréhension des accidents
En matière d'accidents, à quoi les investigations servent-elles ? Telle est la question essentielle de toute démarche de retour d'expérience. Émission de recommandations opérationnelles pour une entreprise, outils nécessaires à la « confiance » accordée aux institutions ou recherche scientifique... cet article illustre la contribution des sciences sociales à la compréhension des accidents majeurs.
Comme cela a été souligné, la question de la finalité des investigations est un point essentiel de toute démarche de retour d'expérience. Les postures, ressources, démarches et résultats varient selon qu'il s'agit d'émettre des recommandations opérationnelles dans le cadre de la gestion des risques d'une entreprise, de rétablir la « confiance » dans les institutions à la suite d'un événement majeur ou d'adopter l'angle de vue spécifique d'une discipline scientifique (ingénierie, gestion, sociologie, ergonomie, etc.) (Le Coze, 2008).
J'essaierai ici d'illustrer brièvement la contribution des sciences sociales, en particulier de la sociologie, à la compréhension des accidents majeurs. Ces apports fournissent en effet des pistes pour la mise en oeuvre du retour d'expérience au sein des entreprises, mais également au sein d'organismes dont le mandat est de fournir un regard indépendant sur les phénomènes accidentels.
En simplifiant et en mettant certains auteurs de côté, les contributions sociologiques incontournables dans ce domaine sont celles de Barry Turner (1978), Charles Perrow (1984) et Diane Vaughan (1996). Cette dernière, sociologue américaine de l'université de Columbia, a revisité les conclusions de la commission d'enquête présidentielle de l'accident de la navette Challenger de 1986, en prenant appui en particulier sur les apports de ses deux prédécesseurs. De Perrow, elle retient la grande complexité et le couplage de certains systèmes à risques qui entraînent inéluctablement des accidents, de temps à autre, mais prolonge ce raisonnement technologique pour y inclure la complexité proprement sociale de ces événements. De Turner, Vaughan reprend l'idée que des signaux précurseurs sont disponibles dans l'organisation mais que ceux-ci ne sont pas traités – ils sont alors caractérisés de « signaux faibles ». Son apport personnel, empirique et conceptuel, consiste à montrer que l'accident s'appréhende mieux ainsi sous l'angle d'une dynamique animée par l'encastrement de trois niveaux d'analyse (Vaughan, 1999) :
– le contexte de l'organisation (marchés, démographie, réglementation...) ;
– l'organisation et ses caractéristiques (structure, processus, tâches...),
– les individus (culture, cognition...).
Sur le plan méthodologique, son apport réside dans une approche de type « ethnographique », privilégiant une immersion longue ainsi qu'une posture au plus près des propos et récits des différents acteurs de l'organisation, tout en maintenant une perspective systémique.
Elle a pu confronter ce modèle de nouveau dans le cas de l'accident de la navette Columbia en 2003, à la demande de la commission d'enquête (CAIB, 2003), quelque 16 années après l'accident de Challenger (Vaughan, 2003, 2005).
Pour les investigations, cet éclairage et cette démarche se révèlent extrêmement riches d'enseignements. Ils permettent notamment de confronter les pratiques actuelles, dans les entreprises mais également dans les bureaux d'enquêtes, à d'autres façons d'investiguer, reposant sur les modalités offertes par le regard sociologique. De tels exemples sont disponibles dans la littérature (Hopkins, 2006, 2008, Le Coze, 2010).
Références bibliographiques
Commission on the Space Shuttle Challenger Accident. 1986. Volume 1. http://science.ksc.nasa.gov/ shuttle/missions/51-l/docs/rogers-commission/table-of-contents.html
Columbia Accident Investigation Board. 2003. Report Volume 1, August 2003. Washington, D.C.: Government printing offi ce. http://www.nasa.gov/columbia/home/CAIB_Vol1.html
Hopkins, A. 2006. Studying organisational cultures and their effects on safety. Safety science (44) 875-889.
Hopkins, A. 2008. Failure to learn. The BP Texas City refi nery disaster. CCH.
Le Coze, J.-C. 2008. Disasters and organisations: from lessons learnt to theorising. Safety science. 46. 132-149.
Le Coze, J.-C. 2010. Accident in a French dynamite factory : an example of an organisational investigation. Safety science. 48. 80-90.
Perrow, C. 1984. Normal accident. Living with High Risk Technology. Basic books. New York.
Turner, B, A. 1978. Man-made disaster. The failure of foresight. Butterworth Heinmann.
Vaughan, D. 1996. The challenger launch decision. Risky technology, culture and technology at NASA. University of Chicago Press.
Vaughan, D. 1999. The Dark Side of Organizations: Mistake, Misconduct, and Disaster. Annual Review of Sociology. 25. 271-305.
Vaughan, D. 2003. History as a Cause : Columbia and Challenger. Dans CAIB Report Volume 1, Chapter 8, 195-201.
Vaughan, D. 2005. System effects: on slippery slopes, repeating negative patterns, and learning from mistakes ? In Starbuck H. W., Farjoun M. 2005. Organization at the limit. Lessons from the Columbia disaster. Blackwell publishing.
Partagez et diffusez ce dossier
Laissez un commentaire
Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.