LA PRÉVENTION DES RISQUES PROFESSIONNELS DES EXPOSITIONS MULTIPLES
La connaissance exacte des multiples risques professionnels encourus simultanément ou successivement et de leurs interactions est fort délicate : or, l’accroissement de la mobilité professionnelle, le développement de la sous-traitance et des contrats de travail précaires augmentent beaucoup tous les types des expositions professionnelles subies, alors même que la multiplication des produits chimiques utilisés nécessite une vigilance accrue quant au risque aigüe ou diffus et différé qu’ils induisent. L’utilisation de produits chimiques sans cesse plus nombreux dans tous les secteurs industriels, artisanaux, agricoles, expose la plupart des travailleurs à des risques de toxicité immédiate ou chronique, par voie respiratoire, cutanée ou digestive. ... et parfois à des doses et des durées d’exposition faibles : déjà difficile à caractériser unitairement, la prise en compte de l’impact de la toxicité d’un seul type d’exposition est insuffisante car c’est l’ensemble combiné des expositions nocives professionnelles et leurs interactions, de toute sorte, physiques, chimiques, radiologiques, acoustiques, biologiques, organisationnelles auquel est soumis un travailleur à son poste et tout au long de son existence professionnelle qu’il faut considérer : c’est le concept d’exposome qui permet d’identifier et d’évaluer les réels risques potentiels pour la santé au travail, pour mieux les prévenir.
Cette notion de polyexposition nécessite encore de nombreuses recherches et mesures pour bien repérer les caractéristiques pathogènes, en particulier pour les métiers les plus concernés par le cumul et la dangerosité des mises en contact.
Le contexte de la polyexposition des travailleurs
Tout au long de leur carrière professionnelle, beaucoup de travailleurs sont exposés à plusieurs risques professionnels concomitamment et successivement, et ils subissent donc non seulement des risques cumulés additivement mais aussi parfois avec potentialisation de leurs effets toxiques : ces travailleurs polyexposés représentent en fait la réalité de beaucoup de situations professionnelles, mais certaines filières sont particulièrement exposées aux risques cumulés et combinés. Ainsi, pour de nombreux métiers, les salariés sont confrontés à une polyexposition professionnelle mais dont les effets ne sont pas toujours connus, peuvent être indépendants les uns des autres ou bien interagir entre eux, ou se renforçant les uns les autres dans certains cas.
De fait, l’approche mono-risque est peu suffisante et seule la prise en compte des polyexpositions permettrait une évaluation des risques plus réaliste et la mise en place d’actions de prévention totalement efficaces.
La polyexposition correspond à des expositions par des voies multiples (par inhalation, ingestion, contact cutané), à des agents chimiques ou biologiques multiples, à des ambiances physiques multiples (chaleur, froid, bruit, rayonnements ...), ou encore liées à des facteurs organisationnels (travail de nuit ...).
Déjà complexe du fait même d’une seule activité, l’analyse devient fort difficile pour un travailleur souvent multi-sites et multi-employeurs et la problématique de la polyexposition représente un défi majeur pour tous les préventeurs et autres acteurs de santé au travail : c’est devenu un enjeu important de mettre en place des actions concrètes visant à réduire les risques et les impacts de la polyexposition des salariés aux différents risques professionnels.
Dans ce cadre, le Plan Santé au Travail 2016-2020 du Ministère du Travail a défini les principales orientations et actions à mettre en œuvre, dont l’amélioration de la prise en compte de la polyexposition et le ciblage de plusieurs filières professionnelles prioritairement concernées.
Les processus règlementaires actuels et le Code du Travail reposent sur l’hypothèse d’une relation < exposition unique – pathologie >, avec une logique d’entrée par agent chimique et d’un seuil quantitatif (VLE), et ne peuvent traiter qu’une exposition à la fois : ainsi le respect de la VLEP ne protège que contre l’agent chimique isolé et ne permet pas de prendre en compte par exemple l’exposition simultanée et cumulée à deux agents chimiques, avec besoin d’un ajout d’un indice de danger si nécessaire pour seulement quelques cas particuliers : pour les différentes formes de silice cristalline et la présence de poussières respirables sans effets spécifiques, pour le bruit et le styrène, pour les interactions entre des rayonnements optiques artificiels et les substances chimiques photosensibilisantes ...
Les expositions professionnelles généralement polymorphes nécessitent donc le changement du paradigme de l’exposition unique et requièrent par exemple des approches statistiques de corrélation avec de mise en relation entre la multiplicité des expositions subies par les travailleurs et les effets sur leur santé par data mining : Le Health Data Hub (HDH) France, plateforme de partage et guichet unique des données de santé, créé fin 2019, doit permettre une collecte, une coordination et un accès sécurisés et d’y intégrer les données de la médecine du travail en 2021, avec une alimentation du Dossier Médical Partagé (DMP) par le Dossier Médical en Santé au Travail (DMST) des Services de Santé au Travail (SST).
Le concept de polyexposition nécessite de très nombreuses données et d’importants développements méthodologiques dans l'évaluation et la traçabilité des expositions avant de devenir pleinement opérationnel : les circonstances des expositions professionnelles toxiques et nocives sont multifactorielles. L’exposome professionnel est le résultat d’un très grand nombre de cumuls et de combinaisons d’événements indésirables possibles : les dangers présentent un certain degré d’imprédictibilité, dépendant de multiples additions et interdépendances, les rendant pour une grande part indéterministes.
Tous les éléments matériels ou techniques ou organisationnels comportent une part d’incertitude et de combinatoire qui peuvent très difficilement être appréhendés tant les causes avec les enchaînements et les conjonctions de faits générateurs sont nombreuses, y compris les nombreux facteurs de confusion entre les interactions des expositions professionnelles et extraprofessionnelles (tabagisme, alcool, alimentation, rayons UV...).
De plus, l’accroissement de la mobilité professionnelle, le développement de la sous-traitance et des contrats de travail précaires compliquent beaucoup le suivi des expositions professionnelles.
La multitude des paramètres à prendre en compte, la combinatoire élevée des expositions, la dimension temporelle importante, rend l’élaboration des modèles et outils de mesure de l’exposome fiables extrêmement difficile : seul le recours à l’Intelligence Artificielle (IA) et à ses modélisations entraînées et optimisées sur une telle masse immense de données (Big Data) permettra une analyse efficiente afin de faciliter le suivi et la mutualisation des informations de prévention des risques professionnels et de la santé au travail. L’IA apportera des outils méthodologiques pour l’exploitation des données, la modélisation et la compréhension des conséquences des expositions sur la santé au travail.
Les différentes polyexpositions professionnelles
Les polyexpositions professionnelles simultanées ou séquentielles à des nuisances multiples, par des voies qui peuvent être diverses, aboutissent à de nombreuses combinaisons possibles de facteurs de risques interagissant pour impacter la santé des salariés co-exposés.
On distingue les polyexpositions professionnelles à des nuisances de même nature (par exemple relatives à plusieurs substances chimiques) et celles concernant des nuisances de nature différente (par exemple relatives à l’ototoxicité ou à la photosensibilisation à une molécule).
- La polyexposition à de multiples substances chimiques
Il y a différents types d’interactions toxicologiques dues aux polyexpositions aux produits chimiques et les pathologies professionnelles développées par les salariés polyexposés peuvent résulter de mécanismes toxicologiques différents de ceux, mieux connus, de la mono-exposition.
« Les effets des substances peuvent s’additionner, s’inhiber, entrer en synergie ou se potentialiser (source : INRS) :
L’additivité (addition) correspond à une réponse égale à la somme des réponses des substances prises individuellement : c’est l’hypothèse prise le plus souvent par défaut, en l’absence de connaissance sur l’interaction.
L’infra-additivité (antagonisme) correspond à une réponse inférieure à la somme des réponses des substances prises individuellement. Ce type d’interaction, que l’on peut qualifier de bénéfique à court terme (°), peut être mis à profit dans le traitement de certaines intoxications.
La supra-additivité (potentialisation) correspond à une réponse supérieure à la somme des réponses des substances prises individuellement, ou à une augmentation synergique de la toxicité d’une substance par une autre substance ayant peu ou pas de toxicité. »
(°) et que l’on retrouve dans les antidotes aux poisons par exemple.
Tous ces mécanismes biologiques sont complexes et, de fait, s’avèrent difficiles à appréhender, d’autant plus qu’il faut tenir compte de la contemporanéité exacte ou non de l’exposition et de la cinétique des effets.
Par exemple, cette analyse de la polyexposition des agriculteurs aux nombreux pesticides, utilisés de manière concomitante ou successive, aide à déterminer les toxicités cumulées de cancérogénicité, perturbation endocrinienne, neurotoxicité, etc.
Certains procédés, comme le soudage, l’usinage, la stratification des composites ou l’imprimerie par exemple, peuvent provoquer des polyexpositions à de nombreuses substances chimiques.
L’article R.4412-7 du Code du Travail demande de prendre en compte l’interaction de l’ensemble des agents chimiques auxquels est exposé le travailleur.
- Les polyexpositions professionnelles à des nuisances de nature différente
- Interactions entre rayonnements ultra-violets et substances chimiques
L'exposition simultanée des ouvriers de la construction routière aux fumées de bitume et aux ultraviolets solaires avec projection sur la peau de certains bitumes plus riches en hydrocarbures aromatiques polycycliques, peuvent être à l'origine de brûlures photo-toxiques, qui pourraient être par la suite à l'origine d'une cancérisation des zones brûlées. La phototoxicité des fumées du bitume, et surtout celle du goudron, est ainsi maximisée par l'utilisation de ces matières à l'extérieur, l'ensoleillement provoquant une réaction cutanée photochimique (photo-dermatoses exogènes).
Pour les rayonnements optiques, l’article R. 4452-8 du Code du Travail précise que l’évaluation des risques de l’employeur doit tenir compte de « toute incidence éventuelle sur la santé et la sécurité des travailleurs résultant d'interactions, sur le lieu de travail, entre des rayonnements optiques artificiels et des substances chimiques photosensibilisantes ».
- Interactions entre ondes sonores et substances chimiques
Les co-expositions à certaines substances chimiques ototoxiques et au bruit en milieu de travail peut altérer l’oreille interne des salariés (audition et équilibre) et peuvent également augmenter les risques de surdité des effets des ondes sonores au travail. Les fumées et vapeurs d’hydrocarbures aromatiques ont une ototoxicité prouvée, en particulier pour le toluène, le xylène et le styrène (solvants des peintures, vernis, encres, dégraissants, résines polyester ...). Les sels métalliques de plomb, de mercure, d’arsenic sont également ototoxiques.
L’ototoxicité résiduelle de certains médicaments (antibiotiques amino-glycosidiques , antitumoraux) mettent les travailleurs en situation de co-exposition après la fin du traitement en cas d’exposition au bruit dans leur milieu de travail.
L’article R. 4433-5 du Code du Travail demande de prendre en compte dans les évaluations de risque toute incidence sur la santé des travailleurs qui résulte d'interactions entre le bruit et des substances toxiques pour l'ouïe d'origine professionnelle : par exemple, le styrène a été identifié et fait l’objet d’une mention « bruit » indiquant un effet de synergie en cas d’exposition du canal auditif au styrène et une exposition simultanée au bruit.
- Interactions entre substances biologiques et substances chimiques
Les études d’évaluation des risques professionnels de la co-exposition entre des substances chimiques et biologiques (bactériennes, fongiques ...) restent très insuffisantes, alors que la problématique de la polyexposition est présente et prégnante dans de nombreux secteurs professionnels : établissements hospitaliers, assainissement des eaux usées, traitement des déchets, gestion des sites pollués etc. Il convient de réaliser des expertises complexes supplémentaires impliquant ces situations de polyexposition.
- Interactions entre d’autres risques
→ Pour les rayonnements ionisants : L’article R. 4451-13 du Code du Travail précise que l’évaluation des risques de l’employeur doit tenir compte de l’’interaction avec les autres risques d'origine physique, chimique, biologique ou organisationnelle du poste de travail ;
→ Pour les champs électromagnétiques : L’article R. 4453-8 du Code du Travail précise que l’évaluation des risques de l’employeur doit tenir compte de l'exposition simultanée à des champs de fréquences multiples dans le cadre professionnel.
Mesures spécifiques de prévention des polyexpositions professionnelles
Au-delà des mesures de prévention traditionnelles, l’évaluation des risques par l’employeur des polyexpositions doit Identifier les situations particulières pour lesquelles les travailleurs sont exposés à de multiples risques et mettre en place des actions d’information et d’accompagnement à leur attention et renseigner spécifiquement le Document Unique de Sécurité afin de faire le lien entre la liste des multirisques et le personnel concerné.
Il est également nécessaire de prévoir les mesures de prévention suivantes :
- rechercher une adaptation du poste pour éviter la polyexposition.
- choisir des équipements de protection individuelle efficaces contre les différents produits chimiques constituant la polyexposition (types des filtres des appareils de protection respiratoire polyvalents, matériaux des gants de protection imperméables aux différentes substances présentes ...).
La démarche de prévention des polyexpositions aux agents chimiques requiert une expertise particulière dans la prévention des risques chimiques, pour non seulement identifier les produits dangereux mais aussi analyser leurs risques cumulés et éventuellement potentialisés liés aux polyexpositions.
Pour faciliter cette démarche, l’INRS met à disposition des outils d’évaluation des risques chimiques :
Seirich pour dérouler la démarche d’évaluation des risques chimiques jusqu’à l’élaboration du plan d’action,
Mixie pour évaluer les effets potentiels sur des salariés exposés à des mélanges de substances chimiques avec le potentiel additif ou non des substances chimiques, et pour situer les niveaux d'exposition cumulés par rapport aux valeurs limites,
Altrex Chimie pour définir une stratégie de contrôle et interpréter les résultats de mesures dans l’air de cocktails de substances chimiques.
ProtecPo pour choisir les matériaux les mieux adaptés pour la protection cutanée notamment contre les mélanges de produits chimiques.
Pour aller + loin
- ANSES : Santé au travail : vers une meilleure prise en compte de la polyexposition (Décembre 2018, 78 pages)
- INRS : Les polyexpositions, des situations à mieux prendre en compte en prévention (Mars 2021, 12 pages)
- OFFICIEL PREVENTION : FORMATION CONSEILS > FORMATION CONTINUE À LA SÉCURITÉ > LA NOTION D'EXPOSOME PROFESSIONNEL : https://www.officiel-prevention.com/dossier/formation/formation-continue-a-la-securite/la-notion-dexposome-professionnel
JUILLET 2021
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