L'apprentissage à partir des événements du passé
Apprendre des accidents est une préoccupation ancienne dont la légitimité n'est plus à discuter. Les finalités et les modalités même de l'enquête accident méritent encore d'être très largement discutées à ce jour.
Investigation accidentelle et apprentissage
Un système a le contrôle d'une situation s'il possède une correcte représentation de son environnement, c'est-à-dire des événements qui se sont déroulés et de ceux qui vont survenir, et s'il dispose de l'aptitude à ajuster son comportement pour prévenir la survenue d'une situation non désirée (incident, quasi-accident, accident, catastrophe, etc.).
La survenue d'une situation non désirée dénote l'échec de l'aptitude du système à ajuster son comportement au regard de la situation. Cet échec peut être dû à la survenue d'une situation inattendue, d'une pression temporelle aiguë, de l'absence de connaissance de la survenue d'un événement ou des conséquences d'une situation, de l'absence de connaissance des actions à accomplir face à la situation, de la non application des actions nécessaires ou bien à un manque de ressources pour accomplir les actions nécessaires (Hollnagel, 2005).
Néanmoins, l'occurrence d'une telle situation offre une opportunité d'apprentissage organisationnel.
L'apprentissage est considéré comme la détection d'une situation de perte de contrôle par le système dans un contexte donné, de la correction des déterminants de la perte de contrôle et de ses conséquences, et de la modification des différents niveaux organisationnels afin de doter le système de la capacité à conserver le contrôle lors de la survenue de situations similaires.
L'efficacité de ce processus d'apprentissage repose, entre autres, sur trois facteurs :
- la capacité de l'organisation à détecter les situations de perte de contrôle ;
– la capacité de l'organisation à élaborer un modèle causal de la situation permettant de formuler des recommandations permettant une démarche d'apprentissage ;
– la capacité des différents niveaux de l'organisation à appliquer les préconisations.
La capacité de l'organisation à détecter les situations de perte de contrôle
L'apprentissage des situations de perte de contrôle présuppose de les détecter. Si la détection des situations à l'origine de dommages importants ne pose pas de difficulté, il en va autrement des situations de perte de contrôle, dont les conséquences ne sont pas immédiatement perçues. En effet, une perte de contrôle est généralement imputée à la réalisation d'un écart de comportement au regard du cadre procédural ou normatif. Cet écart, qui peut être mis en lumière par le biais d'une enquête judiciaire, est souvent synonyme de sanctions. Par conséquent, les acteurs du système tendent à privilégier l'absence de détection des situations de perte de contrôle par peur de la sanction pouvant leur être infligée. Cet état de fait prive l'organisation de connaissances pouvant conduire à la remise en question de certains fonctionnements, ce qui permettrait également d'améliorer son aptitude à faire face aux situations potentiellement porteuses de dommages.
Au regard de cette situation, pour être efficace, l'organisation doit développer une culture des situations de perte de contrôle permettant de les gérer intelligemment.
Généralement, les agents à l'origine d'une situation de perte de contrôle sont systématiquement blâmés sous le prétexte que, s'ils ne sont pas sanctionnés, il sera impossible d'assurer qu'ils fassent le maximum pour effectuer correctement les tâches qui leur sont affectées. Pour être efficace, il va s'agir de développer une culture de la perte de contrôle (Weick, 2007) et d'adapter la réaction à la situation en considérant différents modes de perte de contrôle.
La réponse peut ainsi être graduée en fonction de la nature de l'environnement à contrôler (Westrum, 2006 ; Snowden, 2007 ; Edmonson, 2011). Une perte de contrôle lors de la survenue d'une situation simple, où les conséquences des événements sont aisément anticipables, en raison d'une déviance volontaire ou par inattention au cadre procédural pourrait faire l'objet de sanctions. En revanche, une perte de contrôle lors de la survenue de situations complexes et chaotiques, connues ou inconnues, où il est impossible d'anticiper l'ensemble des conséquences des événements de par leur nombre et leurs interactions et échappant à tout cadre procédural, pourrait ne pas faire l'objet de sanctions si l'on y accepte l'inévitabilité de la perte de contrôle. Enfin, dans les situations compliquées, dotées d'un cadre procédural, mais pour lesquelles les acteurs doivent accomplir des tâches de manière fiable et constante de par la variabilité de leurs performances et de la disponibilité des ressources, la réponse doit être un compromis entre sanction et acceptation de la difficulté de la situation.
Une telle culture pourrait faciliter l'acceptation des situations de perte de contrôle et ainsi favoriser leur signalement, donc leur traitement.
Apprendre à travers un modèle causal de la situation permettant de formuler des recommandations
Le processus visant à élaborer un modèle causal de la situation de perte de contrôle et à énoncer un ensemble de recommandations est généralement structuré en cinq phases – une fois passée la phase de déclaration initiale de la situation, qui doit fournir suffisamment d'informations pour déterminer si une investigation doit être ou non menée (Lindberg et al., 2010). La phase d'investigation vise à identifier un modèle causal de l'événement étudié et à produire un ensemble de préconisations visant à améliorer la sécurité du système impliqué dans l'événement. La phase de dissémination des résultats a pour objectif de distribuer les résultats à l'ensemble des acteurs impliqués dans la prévention des événements du même type. La phase de définition des mesures de prévention conduit à des actions concrètes d'amélioration du système fondé sur les préconisations issues du processus d'investigation.
La phase d'évaluation vise à l'appréciation régulière du processus d'apprentissage fondé sur l'expérience issue de la survenue d'événements accidentels.
Enfin, le coeur de cette démarche d'apprentissage est la fonction d'investigation, qui vise d'une part, à élaborer un modèle causal de l'événement et d'autre part, à énoncer un ensemble de recommandations visant à améliorer la sécurité d'un système.
La construction du modèle causal procède ainsi en quatre phases (Dechy et al. 2009 ; Esreda, 2009) :
– la collecte des données jugées nécessaires pour la compréhension de l'événement ;
– la génération d'hypothèses permettant d'expliquer l'événement au regard des données collectées sur celui-ci ;
– l'analyse, confrontant les hypothèses énoncées aux données recueillies afin d'en tester la validité. Tant que toutes les hypothèses ne sont pas validées, le processus de collecte de données et de génération d'hypothèse d'analyse est conduit ;
– l'énoncé du modèle causal à l'issue du processus d'analyse, à partir des différentes hypothèses ;
– la production de recommandations visant à l'amélioration du fonctionnement des différents systèmes impliqués dans l'événement.
La réponse à une perte de contrôle peut être graduée en fonction de la nature de l'environnement à contrôler
La nature du modèle causal de l'événement et des recommandations issues de ce processus d'investigation dépend de la nature du modèle d'accident sous-jacent aux démarches de collecte de données, de génération, de validation et de structuration des hypothèses. Les travaux théoriques sur les modèles d'accident à partir des données issues de l'étude d'accidents et de catastrophes majeures telle que le crash de Tenerife, l'accident de Three Miles Island, la catastrophe de Tchernobyl ou bien la catastrophe de BP Texas City, ont fait évoluer les modèles d'accidents de sorte qu'ils s'approchent au mieux de la nature des accidents.
Un modèle d'accident peut être abordé selon deux dimensions. La première est relative aux facteurs considérés comme ayant participé à la survenue de l'événement, la seconde au modèle de causalité utilisé pour relier ces différents facteurs d'accidents.
Les facteurs pris en considération dans les modèles d'accident relèvent en général de trois familles :
– les défaillances techniques, situations dans lesquelles un système technique cesse de remplir la fonction pour laquelle il avait été conçu ;
– les erreurs humaines, situations dans lesquelles les conséquences des comportements des opérateurs humains du système ne sont pas celles attendues lors de la définition de leurs tâches ;
– les défaillances organisationnelles, situations dans lesquelles un dispositif organisationnel ne remplit pas sa fonction (absence ou défaillance d'informations, de ressources, de compétences, de temps, etc.) ; auxquelles il convient d'ajouter les défaillances de gouvernance, situations dans lesquelles un acteur de la gouvernance des risques ne remplit pas sa mission (législation, certification, contrôle, inspections, etc.).
Trois modes de causalité peuvent être pris en considération dans les approches d'investigation accidentelle :
– le modèle linéaire, où un accident est la cause d'une succession linéaire de dysfonctionnements (Heinrich, 1931) ;
– le modèle épidémiologique, où un accident est causé par la conjonction d'une succession linéaire d'événements et d'un ensemble de conditions latentes favorisant la survenue de dommages (Reason, 1997) ;
– le modèle systémique, où un accident est causé par les différents modes d'interactions des composants constituant le système dans lequel s'est produit l'événement. Les interactions entre les tâches de gouvernance, stratégiques, tactiques et opérationnelles doivent être prises en considération (Hollnagel, 2004).
La capacité de l'organisation à élaborer un modèle causal pertinent au regard de la situation étudiée et par conséquent, à énoncer un ensemble de recommandations pouvant être utilisées à des fins d'apprentissage dépend des compétences et des ressources mobilisées, des approches méthodologiques utilisées, de la complexité du modèle d'accident utilisé et du temps mis pour produire les recommandations pour les différentes phases de la démarche.
La capacité des différents niveaux de l'organisation à appliquer les préconisations
La prise en considération et l'application des préconisations issues de l'investigation accidentelle requiert un ensemble de conditions. En premier lieu, la prise en considération du niveau fonctionnel. La survenue d'une situation anormale peut requérir des changements à différents niveaux tels que le niveau technologique, le niveau organisationnel, le niveau sectoriel ou bien le niveau de gouvernance (Rasmussen, 1997). Les préconisations – et donc, indirectement, l'investigation – doit considérer les différents niveaux pour les faire évoluer.
Ensuite, la légitimité des préconisations. La mise en oeuvre des changements souhaités par les préconisations nécessite leur acceptation par les parties prenantes du changement (Hovden et al., 2011), qui doivent avoir confiance en l'investigation (indépendance, prise en compte des différents niveaux de l'organisation, expertise des enquêteurs, etc.) et également en la pertinence du rapport et des préconisations (niveau de détail de description de la situation, niveau de confidentialité, délais de production, degré de spécificité des recommandations, participation des parties prenantes à la rédaction des préconisations, etc.).
Enfin, le potentiel de changement : la mise en oeuvre effective des changements requiert la disponibilité des ressources nécessaires pour le conduire efficacement, mais également la culture organisationnelle le permettant.
Pour conclure, les enjeux de recherche et de développement relatifs à la définition et au déploiement d'un système d'apprentissage permettant aux systèmes de conserver la maîtrise des situations anormales sont nombreux :
– les pratiques d'investigation doivent être renforcées pour intégrer les différents niveaux organisationnels potentiellement impliqués dans l'accident ;
– les différents niveaux organisationnels doivent développer l'aptitude à apprendre de la survenue des situations anormales ;
– l'aptitude à conserver le contrôle d'une situation complexe ou inconnue doit être intégrée comme une des finalités du processus d'apprentissage.
Enfin, les complémentarités et les antagonismes entre apprentissage, enquête judiciaire, résilience des victimes et résilience des entreprises doivent être pris en considération dans les processus de management des investigations.
Références bibliographiques
A. C. Edmonson, Strategies for Learning from Failure, Harvard Business Review, avril 2011.
ESREDA, Guidelines for Safety Investigations of Accidents, ESREDA 2009, http://www.esreda. org.
H. W. Heinrich, Industrial Accident Prevention. McGraw-Hill: New York, 1931.
E. Hollnagel, Barriers and Accident Prevention, Ashgate 2004.
E. Hollnagel, D.D. Woods, Joint Cognitive Systems, CRC Press, Taylor & Francis Group, 2005.
J. Hovden, F. Storseth, R. K. Tinmannsvik, Multilevel learning from accidents – Case studies in transport, Safety Science, Volume 49, Issu 1, January 2011, pp. 98-105.
A.-K. Lindberg, S. O. Hansson, C. Rollenhagen, Learning from accidents – What more do we need to know?, Safety Science, Volume 48, Issue 6, July 2010, pp. 714-721.
J. Rasmussen, Risk management in a dynamic society: a modelling problem, Safety Science, Volume 27, Issues 2-3, November-December 1997, pp. 183-213.
J. T. Reason, Managing The Risks Of Organizational Accident. Aldershot: Aldershot: Ashgate Publishing Limited.
D. J. Snowden, M. Boone, A Leader’s Framework for Decision Making, Harvard Business Review, November 2007, pp. 69–76.
K. Weick, K. M. Sutcliffe, Managing The Unexpected : Resilient Performance In An Age Of Uncertainty, John Wiley & Sons, Inc. 2007.
R. Westrum, A typology of resilience situations. In : Resilience Engineering Concepts and Precepts. E. Hollnagel, D.D. Woods and N. Leveson, Ashgate 2006.
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