Les conflits de valeurs au travail regroupent les dilemmes et désaccords éthiques, le travail et la qualité empêchés, le travail ressenti comme inutile ou dépourvu de sens. Six actifs sur dix sont exposés à des conflits de valeurs au travail qui figurent parmi les grands facteurs de risques psychosociaux. Ils apparaissent désormais comme une préoccupation importante à prendre en compte dans les plans de prévention de santé au travail..
Les conflits de valeurs au travail regroupent les dilemmes et désaccords éthiques, le travail et la qualité empêchés, le travail ressenti comme inutile ou dépourvu de sens.
Six actifs sur dix sont exposés à des conflits de valeurs au travail qui figurent parmi les grands facteurs de risques psychosociaux. Ils apparaissent désormais comme une préoccupation importante à prendre en compte dans les plans de prévention de santé au travail : pour un employé, l’impression de faire un travail inutile, ou de piètre qualité, ou contraire à son éthique ou contrevenant à ses aspirations profondes, sont générateurs d’un désengagement concernant le travail, de retrait dans l’implication vis-à-vis de l’organisation, d’un mal-être, d’une souffrance au travail chroniques, de stress permanent avec ses conséquences psychosomatiques délétères.
- Dilemmes et désaccords éthiques (devoir faire des choses que l’on désapprouve). En ce qui concerne les valeurs personnelles versus valeurs de l’entreprise, certains traits de personnalité des salariés s’affirment de plus en plus, comme un besoin de maîtrise de leur vie face à l’autorité hiérarchique, un idéal éthique professionnel élevé, une volonté d’accomplissement personnel au travail ... caractéristiques qui se rencontrent plus ou moins dans leur entreprise. Le contexte sociétal axiologique° et les considérations éthiques (discriminations, inégalités, écologie, pollutions …) sont de plus en plus prégnants et peuvent susciter des conflits au sein de l’organisation. L’absence d’une politique de conciliation travail-famille est aussi porteuse de mal-être au travail et les menaces sur l’équilibre vie professionnelle-vie privée deviennent désormais un souci majeur.
( ° : relatif aux valeurs )
- Travail et qualité empêchés (être obligé d’accomplir un travail de piètre qualité, par défaut d’objectif adéquat, de moyens ou de délais suffisants, avec atteinte à l’image du métier). La « qualité empêchée » (Y.CLOT), ne pas pouvoir faire un travail de qualité, est un facteur important de risques pour la santé au travail, notamment dans de nombreuses activités de services (médicaux, sociaux, enseignement, transports, entretien et maintenance …) où la qualité de la relation avec la patientèle, l’usager ou la clientèle est un facteur essentiel de détermination de la perception du travail.
En particulier, la focalisation fréquente court-termiste des dirigeants sur les tableaux de bord financiers et économiques se fait au détriment de la conscience professionnelle contrariée des « middle managers », en imposant de fait une dégradation de la qualité du produit ou du service ou pire celle de la sécurité au travail ou celle de la protection de l’environnement (« bon travail empêché ») : les notions de « bien-être au travail » et de « bien faire son travail » ne peuvent être abordées indépendamment l’une de l’autre.
Les conditions de travail sont la première des causes des difficultés de recrutement et parmi celles-ci, le travail empêché est le plus fortement associé aux obstacles à l’embauche.
- Travail inutile ou dépourvu de sens (ou non reconnu par les autres). Le sentiment désespérant d'effectuer des tâches dont on ne comprend ni le sens, ni la finalité, a été mis en évidence et popularisé par D.GRAEBER et ses fameux « bullshit jobs ». Les travaux demandés sont jugés insignifiants, inutiles voire absurdes et une perte d’intérêt et de motivation s’installe progressivement avec un sentiment généralisé de mal-être au travail. Par analogie au vocable « burn-out », ou syndrome d’épuisement au travail, très largement documenté, on désigne par « brown-out » ce trouble psychosocial professionnel de perte de sens du travail.
Cela correspond au manque d’autonomie, à l’impossibilité de choisir les modes opératoires et à l’incapacité de peser sur les décisions (aucune latitude décisionnelle), à l'inutilisation des compétences, à l’absence de diversité des tâches et de reconnaissance du travail effectué , à la créativité découragée ...
De nombreux postes aux contenus vagues et flous, non seulement socialement inutiles, mais aussi non valorisants et chronophages, induisent au salarié le sentiment de ne servir à rien, notamment dans les emplois administratifs, gestionnaires des fonctions de support et de contrôle des grandes structures bureaucratiques.
Les différents conflits de valeur au travail
Les valeurs au travail consistent en les croyances d’une personne quant à ce qu’elle considère plus ou moins important dans sa vie professionnelle et, de ce fait, déterminent ce qu’elle cherche à réaliser et atteindre afin de pouvoir satisfaire ses principaux besoins : en lien avec des affects, elles sont relativement stables, transcendent les situations, sont hiérarchisées et conditionnent la motivation au travail. Les dix valeurs professionnelles fondamentales sont l’autonomie, la stimulation, l’hédonisme, la réussite, le pouvoir, la sécurité, la conformité, la tradition, la bienveillance et l’universalisme.
- « Autonomie » : chercher à être indépendant et libre dans ses pensées et
ses actions.
- « Stimulation » : aspirer à la variété, rechercher la nouveauté, pouvoir
innover.
- « Hédonisme » : rechercher du plaisir ou de la gratification au travail ,
compatibilité du travail et des loisirs ou intérêts personnels.
- « Réussite » : s’accomplir professionnellement , rechercher et obtenir la
reconnaissance par ses chefs et ses pairs par la démonstration de ses
compétences.
- « Pouvoir » : rechercher autorité et prestige, vouloir avoir un bon
salaire, un certain niveau de responsabilité, ainsi qu’une position
hiérarchique élevée au sein de l’entreprise
- « Sécurité » : travailler dans un environnement non-menaçant (donc
soutenant, confortable et sain).
- « Conformité » : respecter et s’adapter aux normes hiérarchiques et
institutionnelles.
- « Tradition » : respecter les normes professionnelles et morales.
- « Bienveillance » : préserver une bonne ambiance et coopération au
travail.
- « Universalisme » : s’engager pour le bien commun, adopter une attitude
impartiale et non-discriminante envers tous les membres de l’organisation
et de son environnement professionnel, protéger le bien-être de tous,
respecter la nature.
La dimension eudémonique (état lié au sentiment d'avoir une vie au travail qui a du sens) est dépendante fortement du système de valeurs personnelles et du poids accordé à chacune des composantes : sentiment d'accomplissement et d’épanouissement personnel, bonne ou insuffisante reconnaissance de ses supérieurs et de ses pairs, fierté ou non d’appartenance à l’entreprise, sentiment d’alignement ou non avec les missions de l’entreprise, adhésions ou conflits de valeur et d’éthique de travail, obtention ou non de sens à son investissement personnel et à son engagement professionnel, sentiment de se sentir socialement utile ou inutile …
On entend par conflits de valeurs, l’ensemble des conflits intrapsychiques ayant trait aux différences perçues portant sur les sujets auxquels l’employé attribue de l’importance, entre lui et son employeur : par exemple, travailler dans des conditions sécuritaires qu’on désapprouve, devoir faire des tâches qui contreviennent à sa conscience ou à ses principes professionnels, l’impossibilité de faire un travail de qualité ou un travail dont l’utilité est avérée ou reconnue … Ces conflits de valeurs risquent d’affecter l’image qu’ils ont de leur travail, de leur métier, d’eux-mêmes et les conduire à se désengager et à en souffrir.
Les conflits de valeur sont relatifs à l’éthique dans le travail, à la
qualité perçue comme empêchée ou au travail ressenti comme inutile.
- Les conflits éthiques interviennent lorsque le travail entre en
contradiction avec les convictions personnelles.
- La « qualité empêchée » décrit des situations où l’organisation du
travail ou l’état des équipements dont disposent les travailleurs ne
permettent pas un « travail bien fait ».
- Le « travail inutile » indique une situation où le travailleur ne voit ni
la finalité ni le sens de son activité.
Les dilemmes et désaccords éthiques
Les conflits entre valeurs personnelles et professionnelles soulèvent régulièrement des dilemmes et le déni axiologique de ces valeurs par l’organisation conduit à des réticences voire refus d’obéissance de nature éthique … En effet, les valeurs déclarées par l’organisation ne sont pas toujours en réalité celles partagées ou perçues par tous les employés et les valeurs déclarées ne sont pas souvent respectées dans de nombreuses entreprises et/ou se révèlent inadaptées aux objectifs affichés.
Ce sont ces systèmes de valeur et leurs différences qui président et déterminent les composantes comportementales des individus face à une décision managériale, dont le respect, l’acceptation et l’application peut conduire à des attitudes plus ou moins tolérantes.
La concordance ou la dissonance des valeurs perçues par l’employé entre les siennes et celles de l’entreprise a une conséquence évidente sur sa motivation, donne plus ou moins du sens à son travail et génère son sentiment de satisfaction ou d’insatisfaction au travail et conduit à l’épuisement professionnel lorsque il fournit des efforts répétés infructueux pour les faire vainement coïncider.
C’est encore plus évident lorsque l’on est amené à faire un travail qui est clairement en désaccord avec ses valeurs professionnelles. En cas de dissonance patente avec les valeurs de l’organisation, les exigences émotionnelles et le conflit de valeur impactent la santé psychique des travailleurs concernés.
En ce qui concerne les valeurs personnelles, certains traits de personnalité des salariés s’affirment de plus en plus, comme un besoin de maîtrise de leur vie face à l’autorité hiérarchique (conformité°), un idéal éthique professionnel (universalisme°) élevé, une source d’accomplissement personnel au travail (réussite°) ... caractéristiques qui se rencontrent plus ou moins dans leur entreprise. C’est le cas notamment du fréquent décalage qui se manifeste entre les aspirations des jeunes professionnels et les missions qui leur sont attribuées, tâches ingrates et/ou de peu d’intérêt (stimulation°), ainsi que du rapport que les jeunes entretiennent à l’autorité (conformité°), beaucoup moins considérée comme légitime qu’auparavant et souvent remise en question si jugée trop contraignante. Les besoins d'autonomie (autonomie°) progressent aussi à la fois du fait d'un individualisme croissant, et du fait de l'élévation générale du niveau d'études pour la plupart des employés : le caporalisme, la présence d'une hiérarchie dans une organisation avec des procédures rigides, sont de plus en plus mal acceptés par les jeunes générations, et nuisent à l'obtention d'une satisfaction et d'une motivation au travail.
( ° : lien avec la valeur fondamentale )
Le désir d’améliorer les conditions de vie au travail (hédonisme°) en limitant les sources de stress, par exemple liées à la pression des obligations familiales, est également croissant chez les salariés : les actifs contraints par le rythme de la vie moderne ou, dans une très large majorité, le couple travaille tous les deux, sont souvent accaparés par leurs activités professionnelles, au détriment de leur vie personnelle, ce qui est facteur de stress et de démotivation. Si les contraintes de la vie quotidienne parasitent la journée de travail, engendrent du stress, cela peut peser sur le bien-être et sur la productivité des salariés. En particulier avec l’augmentation de la proportion des jeunes femmes mères de famille au travail, l’absence d’une politique de conciliation travail-famille est porteuse de mal-être au travail. Les femmes sont traditionnellement beaucoup plus sensibles à la qualité de vie au travail mais pour les jeunes hommes, les menaces sur l’équilibre vie professionnelle-vie privée deviennent désormais aussi un souci majeur, car ils sont amenés à collaborer à la vie familiale et domestique beaucoup plus que par le passé.
La recherche grandissante de qualité de vie au travail (hédonisme°) s’inscrit aussi dans une société ou le travail est une valeur déclinante, qui perd de l'importance aux yeux des salariés, dans des entreprises ou la mobilité géographique et fonctionnelle des salariés est désormais plus fréquente, ou il devient plus difficile d’intégrer des objectifs personnels à ceux d'une entreprise où on ne fait que passer : une bonne qualité de vie au travail vient alors pallier les risques de démotivation, de désengagement du travailleur vis-à-vis de son entreprise.
( ° : lien avec la valeur fondamentale )
Le contexte sociétal axiologique et les contraintes éthiques (discriminations, inégalités, écologie, pollutions …) deviennent également de plus en plus prégnants (universalisme°), et peuvent susciter des conflits. Les jeunes travailleurs diplômés sont de plus en plus sensibles aux engagements dits RSE (Responsabilité Sociétale des entreprises), tant sur le plan des enjeux environnementaux que sur les enjeux de l’égalité des chances, de la diversité, de l’inclusion et autres enjeux économiques et éthiques dans leurs activités et interactions internes (salariés, dirigeants, actionnaires) et externes (fournisseurs, clients, banques, institutions publiques, collectivités territoriales). Par exemple :
- Atteindre l’égalité professionnelle homme-femme considérée sous l’angle
de l’égalité des chances, des droits et de rémunération.
- Lutter contre toutes les formes de discrimination des personnes en raison
de leur race, ethnie, orientation sexuelle, handicap, dans le recrutement
et la gestion du personnel.
- Respecter la santé, la sécurité et les droits de l’Homme au sein des
chaînes d’approvisionnement (travail des enfants, travail forcé …).
- Promouvoir les élevages animaux éthiques, une pêche et une agriculture
responsables et durables dans ses achats.
- Réduire, recycler, valoriser les déchets de fabrication.
- Réduire les pollutions de l’air, de l’eau, des sols … dues au processus
productif.
- Etc.
Les poids de différentes valeurs ne sont pas uniformes et correspond aux besoins de chaque catégorie de personnel et selon les moments de l’existence, en particulier pour la conciliation vie professionnelle - vie privée qui dépend de la situation matrimoniale et parentale de chaque employé.
Le mépris pour la rectitude devant des actes heurtant les valeurs morales ou les sentiments de justice, figure parmi les facteurs fréquents du mal-être au travail.
Le travail et la qualité empêchés
La théorie de MASLOW considère que la motivation au travail est suscitée par la volonté d’assouvir des besoins au travail, dont l’estime de soi est une composante : le sentiment du travail bien fait est un élément déterminant de l’estime de soi et par suite de la satisfaction au travail.
D'après MASLOW (« Theory of Human Motivation », 1943), l'individu cherche à répondre à des besoins selon une graduation : une fois qu'un besoin est satisfait, l'individu souhaite satisfaire le besoin immédiatement supérieur dans la graduation, jusqu'à ce qu'il parvienne au dernier niveau, celui de l'accomplissement personnel.
Cette graduation est souvent présentée sous forme d'une pyramide, avec de haut en bas :
PYRAMIDE DE LA MOTIVATION ET SATISFACTION AU TRAVAIL
1. Besoins d'accomplissement personnel (réalisation de soi) : le sommet
2.
Besoins d'estime de soi et des autres (collègues, hiérarchie, tiers)
3. Besoins de soutien social et d’appartenance à un groupe
4. Besoins de sécurité (physique et mentale)
5. Besoins physiologiques matériels : la base
Ainsi, un individu cherche tout d'abord à répondre à ses besoins physiologiques, puis, lorsque ces besoins sont assouvis, il cherche à satisfaire ses besoins de sécurité, etc. jusqu'à chercher à satisfaire ses besoins d’estime de soi puis d'accomplissement personnel, le passage entre chaque étape étant source de satisfaction et de motivation de plus en plus importante.
Ainsi MASLOW souligne le fait qu'un individu a des besoins primaires matériels mais aussi des aspirations secondaires immatérielles, sources de satisfaction et motivation bien plus grande si les besoins de base (rémunération, hygiène et sécurité...) sont assouvis : avec cette pyramide, MASLOW démontre les limites du cadre financier, car l'argent peut satisfaire les besoins physiologiques ou les besoins de sécurité mais pas ceux au sommet de la pyramide liés à l'estime de soi ou de l'accomplissement personnel.
Tirer de la fierté du travail qu’on réalise, au travers de la qualité, perçue par les tiers et partagée avec les autres professionnels, lors de la production collective d’un objet ou un service pour autrui … contribue à une image valorisante de son activité professionnelle et de sa contribution personnelle à celle-ci. Cette image est renforcée par les feedbacks positifs renvoyés par les clients, patients, usagers,… ainsi que ceux des collègues de travail et bien sûr de la hiérarchie. A l’inverse, être obligé d’accomplir un travail de piètre qualité, critiqué de toutes parts, par défaut d’objectif adéquat, de moyens ou de délais suffisants, a des effets sur la santé mentale des salariés et sur le climat de travail.
On retrouve à la base la distinction de l’ergonomie entre le travail prescrit (tâche donnée) et le travail réel (activité déployée par le salarié pour répondre à la prescription) : le travail réel n’est jamais réductible au travail prescrit car il prend en compte toutes les contraintes de plusieurs types (technique, organisationnel, sociale) imprévues et fluctuantes auxquelles le travailleur cherche en permanence à s’adapter grâce à son savoir-faire, son expérience et ses initiatives. Cela fonctionne bien dans le cas traditionnel des taches manufacturières aisément circonscrites, à la satisfaction généralement du prescripteur ; mais dans le cas des services pour lesquels la description et la formalisation de la tâche sont plus floues, le compromis est plus difficile, et le manager exige souvent le respect strict de la prescription inapplicable d’où la notion de « travail empêché » : de guerre lasse, on assiste alors chez les employés au désengagement par démotivation, contournement, conflit ouvert, le tout dans un mal-être ambiant.
Au final et à la longue, lorsque l’efficacité financière à court terme s’éloigne de plus en plus de l’attente et des besoins des clients, la qualité du service ne fait même plus partie du travail prescrit ou seulement marginalement ou fictivement : l’ensemble de la structure ressent alors de la souffrance au travail. Par exemple, dans les évènements ayant eu lieu dans certaines maisons de retraite (EHPAD), la finalité des soins apparaissait empêchée voire désavouée par l’organisation du travail, focalisée sur les critères de temps et de vitesse des soins, au détriment de considérations sur les besoins des résidents : l’activité manquait l’essentiel de sa vocation et de celle de son personnel soignant et de leur vision du travail bien fait ; ce qui leur était prescrit comme objectifs à atteindre comportait une divergence béante sur les critères de qualité qui n'était pas explicitée, encore moins débattue.
Pour les agents commerciaux, des manques de qualité volontaires de la part de leur Direction (délais de livraison et tarifs fallacieux, informations aux clients peu claires, incomplètes, ambiguës, erronées ...), des promesses commerciales excessives (réparation express, service "Zéro défaut", disponible 24h sur 24, 7j sur 7...) multiplient les clients non satisfaits qui expriment leur colère et fournissent des raisons à certaines personnes à la santé mentale perturbée de se montrer violemment agressifs : même en dehors de violence caractérisée, la nécessité de contenter continuellement un client sans avoir les moyens ni la latitude pour le faire (par exemple aucune marge de manœuvre pour négocier un dédommagement, une ristourne, un avoir, une reprise sans frais...), constitue un facteur de stress.
C’est ainsi que les notions de « bien-être au travail » et de « bien faire son travail » ne peuvent être abordées indépendamment l’une de l’autre. Le respect du « travail bien fait » est la meilleure prévention contre les risques psychosociaux : une organisation du travail qui décourage l’idée même de travail bien fait, dévoie le sens du travail, et dans ces situations de travail pathogènes, le mal-être et la souffrance s'installent chez les employés privés de la possibilité de bien faire.
La « qualité empêchée » (Y.CLOT) est un facteur important de risques pour la santé, notamment dans de nombreuses activités du service public, où la qualité de la relation au public est un facteur essentiel de détermination de la perception du travail. Lorsque la qualité du service rendu au public est entravée (manque de moyens, objectifs contradictoires, pression temporelle, situations de violence, éloignement du public, etc…), des conflits de valeur peuvent se développer et entrainer des troubles psychosociaux. La qualité empêchée peut énormément peser sur la motivation et la santé des personnes. Car de plus, la qualité empêchée est souvent la conséquence de l’association de plusieurs facteurs de risque qui se combinent et se cumulent comme l'intensité excessive, le manque d'autonomie, ou le manque de reconnaissance.
Des contradictions accumulées au sein de l’organisation dans les injonctions paradoxales déstabilisent le personnel : plus de qualité avec moins de moyens pour plus de rentabilité … Ce vécu entraîne alors : anxiété, frustration, colère ou culpabilité, sentiment d’injustice. L’incohérence de ce tiraillement devient importante d’autant plus si elle survient de façon répétitive : la contradiction entre la vision de la qualité qu’a les employés et celle qui est évaluée par le management ne fait pas l’objet d’une analyse en commun, d’un débat, et cela est source d’incompréhension, d’incertitude nuisible pour la santé des opérateurs du fait du conflit mental permanent que cela engendre.
La conscience professionnelle contrariée ou « travail empêché » provoque un stress causé par « l’écart entre ce que les gens pensent qu’il faudrait faire et ce qu’ils sont tenus d’accomplir » (Y.CLOT). Par exemple, au fait de passer beaucoup de temps à faire des tâches administratives ou de reporting au lieu de se consacrer pleinement à son travail principal, négliger l’écoute du patient, ne pas adapter les cours aux capacités des élèves pour suivre le programme ...
Le travail managérial intermédiaire devient également concerné : par exemple, l’éthos productif (Max WEBER) du directeur d’usine peut entrer en conflit avec les objectifs économiques et financiers du PDG, qui imposerait de fait une dégradation de la qualité du produit ou du service ou pire celle de la sécurité au travail ou celle de la protection de l’environnement … et la logique de performance strictement gestionnaire de court terme l’emporte au détriment de la vision du manager local d’efficacité d’ensemble de sa mission ; et cela s’étend à tous les « middle managers », critiques qui vont du directeur commercial qui passe trop de temps à discuter avec ses prospects / clients sans prise en compte de leur nécessaire fidélisation, au directeur technique qui ne développe pas assez rapidement de nouveaux produits sans prise en compte de l’indispensable fiabilité de la gamme dans le temps. Le « travail empêché » du middle manager est particulièrement pernicieux, car sa pathogénicité se répand par capillarité tout le long des échelons inférieurs de la ligne hiérarchique.
Concrètement, parmi les déterminants fréquents du mal-être au travail empêché, on note souvent :
- exigence de respect absolu ou au contraire absence de prescription
(contours des taches et des responsabilités imprécis),
- autoritarisme ou au contraire démission de la part de la hiérarchie
(contrôle tatillon ou évanescent et sur des critères flous ou arbitraires),
- poids des logiques contradictoires (par exemple coûts et délais versus
qualité, l’opérateur final devant les arbitrer...),
- des objectifs inatteignables faute de moyens et/ou par manque d’analyse
collective pertinente des contraintes de l’environnement,
- déni de prise en compte de l’expérience de professionnels accumulée.
Le travail inutile ou dépourvu de sens
L’utilité du travail fait référence à la contribution significative du salarié à la mission qui lui est confiée par l’entreprise. Généralement, les salariés jugent leur travail utile lorsqu’il sert concrètement les résultats de l’entreprise ou bénéficie à d’autres acteurs (clients, usagers, patients…). La reconnaissance de cette contribution est un élément important du jugement d’utilité porté par les salariés sur leur propre travail.
Le contenu du travail adapté aux capacités et à la personnalité, la jouissance d'autonomie et de responsabilité au niveau de celle que l'on est capable d'assumer, sont des « facteurs moteurs de motivation » (HERZBERG, « Motivation to Work », 1959).
Cela correspond à la possibilité de choisir les modes opératoires et à la capacité à peser sur les décisions (latitude décisionnelle), à l'utilisation des compétences et qui mesure la possibilité d'épanouissement dans la réalisation de la tâche : liberté d'organisation, marges de manœuvre, diversité des tâches, développement des connaissances, des compétences, créativité encouragée ...
Par analogie au vocable « le burn-out », ou syndrome d’épuisement au travail, très largement documenté, on désigne par « brown-out » le trouble psychosocial professionnel de perte de sens au travail.
Le brown-out correspond au sentiment d'effectuer des tâches dont on ne comprend ni le sens, ni la finalité, sans qu’il y ait ni sous-charge ni surcharge évidente, précisément dépourvues des facteurs de motivation de HERZBERG : ce n’est pas la quantité de travail qui est concernée, mais son intérêt. Les travaux demandés ne sont pas vraiment sous-qualifiés, mais ils sont jugés insignifiants, inutiles voire absurdes et une perte d’intérêt et de motivation s’installe progressivement avec un sentiment généralisé de mal-être au travail.
Certaines professions et postes sont plus exposés que d’autres, les cadres et les jeunes universitaires, notamment les postes pour lesquels l’employé est recruté selon son diplôme, mais manque de tâches stimulantes à accomplir, par le cantonnement à des tâches administratives et de contrôle superflues, sans jamais utiliser toutes ces compétences et connaissances. Les emplois administratifs, gestionnaires, les nombreux niveaux hiérarchiques et fonctionnels transversaux dans les grandes structures bureaucratiques complexifiées de l’économie moderne, sont concernés par ce mal-être organisationnel. Un manque d'autonomie et de responsabilisation des collaborateurs des échelons intermédiaires et inférieurs, un contrôle tatillon, sont liés à ces formes de structure pyramidale et à ces types de management « staff and line ».
Le brown-out est apparu concomitamment à la description des « bullshit jobs », ces fameux « boulots de merde » ou « jobs à la con » de l’anthropologue D.GRAEBER (2013 et 2018) :
- « C’est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile,
superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son
existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son
contrat, de faire croire qu’il n’en est rien ».
- « Les personnes qui font ces jobs font souvent état de symptômes de
dépression, d'anxiété… Leur niveau de souffrance a l’air considérable. Un
des symptômes qui ressort de nombreux rapports fiables, ce sont les
maladies psychosomatiques. ».
Selon lui, un des moteurs de l’existence de ces « bullshit jobs » (en contradiction avec la recherche de rentabilité) est la « féodalité managériale », qui consiste, pour un manager, à étendre la surface de son pouvoir en développant, et donc en complexifiant la structure de subordination dans le but d’élever son statut de « grand chef » entouré de « larbins », « faire-valoir », « sbires », « petits chefs » etc. De plus, les changements organisationnels liés aux luttes de pouvoir entre dirigeants (constitution-destruction des « fiefs », des « baronnies » …) sont difficiles à supporter pour de très nombreux employés qui sont ballotés d’une structure à l’autre et sont démotivés car ils ne se sentent pas du tout concernés par les enjeux personnels des managers, auxquels malgré tout ils sont contraints de s’adapter avec difficulté et sans intérêt évident pour l’entreprise.
Les postes de chargé d’études, chargé de mission, coordonnateur de projet, … dénotent souvent une absence d’étude, de mission ou de projet utile. Les procédures, normes, rapports, tableaux de bord, graphiques et statistiques s’empilent dans les armoires sans que personne ne songe à les consulter et encore moins à les utiliser : leurs conclusions ou recommandations, si tant est qu’elles soient formulées, sont ignorées ou sont destinées à ne pas être appliquées. Ces nombreux postes ou travaux aux contenus vagues et flous, non seulement socialement inutiles, mais aussi non valorisants et chronophages, induisent au salarié le sentiment de ne servir à rien.
Les besoins de sens du travail progressent à la fois du fait d'un individualisme croissant, et du fait de l'élévation générale du niveau d'études pour la plupart des employés : le caporalisme, la présence d'une hiérarchie dans une organisation et des procédures rigides, sont de plus en plus mal acceptés par les jeunes générations, et nuisent à l'obtention d'une satisfaction et d'une motivation au travail. Le plaisir ressenti de faire une tache utile et/ou gratifiante sur un plan intellectuel, le sentiment d'accomplissement dans un travail adapté à ses capacités et à sa personnalité, le sentiment d'efficacité personnelle et d'estime de soi, améliorent le bien-être au travail et libèrent l’énergie.
De nouveaux modes d'organisation et de management devraient tendent à favoriser la responsabilité et l'autonomie des collaborateurs par un fonctionnement plus horizontal en limitant la hiérarchie et les attributions et positions de pouvoir.
Les nouvelles formes d'organisation du travail doivent éviter la frustration des collaborateurs qui cherchent à mettre du sens dans leurs actions, en accordant plus d'autonomie, et donc de confiance, en supprimant les contrôles inutiles et le poids de la hiérarchie, les règles et consignes qui entravent la liberté d'action.
La prévalence des conflits de valeur dans les situations de travail
Les conflits de valeur sont un des 6 grands facteurs de risques psychosociaux identifiés dans le rapport Gollac (2011), issu de la synthèse des nombreuses études existantes (Modèle Karasek : matrice « exigences de travail, degré d’autonomie, soutien social » ; Modèle Siegrist « efforts-récompenses » ; Modèle ANACT C2R « Contraintes - Ressources -Régulations »).
- Statistiques d’exposition aux conflits de valeurs au travail
Six actifs sur dix sont exposés à des conflits de valeurs au travail : conflits éthiques, qualité empêchée, sentiment d’inutilité du travail, avec in fine, détérioration de l’image du métier et prise des risques pour leur santé mentale ou physique.
- 61 % des actifs occupés estiment devoir faire « toujours, souvent ou
parfois des choses qu’ils désapprouvent »,
- 54 % « ne pas pouvoir faire du bon travail, devoir sacrifier la qualité »
- 30 % « toujours souvent ou parfois » devoir « mentir à des clients, des
patients, des usagers, des collègues »
Les 11% d’actifs surexposés aux conflits de valeurs estiment en grande partie :
- être souvent amenés à faire des choses qu’ils désapprouvent (96% des cas)
;
- mentir à des clients, des patients, des usagers, des collègues (71%) ;
Ces situations de surexposition (plusieurs conflits) concernent globalement plus souvent les emplois en contact avec le public comme les professions de santé, l’enseignement, la sécurité publique mais aussi les employés des banques et des assurances ou les cadres de la fonction publique.
Les salariés les plus exposés aux conflits de valeurs et à leur cumul déclarent plus fréquemment une santé physique et mentale dégradée.
Les 40 % d’actifs peu ou pas exposés aux conflits de valeurs sont un peu plus souvent en contrats précaires (apprentis, stagiaires, en contrats aidés ou CDD ou intérim) : cette précarité les amènerait à accorder moins d’importance aux conditions de travail que les travailleurs stables.
Les variables actives des conflits de valeur |
|
Indicateurs de conflits de valeurs |
Modalités |
Je dois faire des choses que je désapprouve |
Toujours, souvent, parfois |
Je dois mentir à des clients, des patients, des usagers, des collègues |
|
Je dois prendre des risques pour ma santé physique et mentale |
|
Je dois prendre des risques pour la santé physique et mentale des usagers, des clients, des patients, des collègues |
|
Je suis amené(e) à traiter injustement ou à favoriser des personnes (refus de droits, passe-droits) |
|
Je suis amenée à exercer une contrainte sur des personnes |
|
Je dois faire des choses qui ne sont pas de mon ressort |
|
Je ne peux pas faire du bon travail, je dois sacrifier la qualité |
|
Je dois faire des choses inutiles ou dégradantes |
|
Pour effectuer votre travail, avez-vous … |
Non |
… un temps suffisant ? |
|
…. la possibilité de coopérer (échanges d’informations, entraide, etc.) ? |
|
….. des collaborateurs (ou des collègues) en nombre suffisant ? |
|
…. des logiciels et des programmes informatiques bien adaptés ? |
|
…. un matériel suffisant et adapté ? |
|
…. une formation continue suffisante et adaptée ? |
|
…. des informations claires et suffisantes ? |
|
Eprouver la fierté du travail bien fait |
Parfois, jamais |
L’impression de faire quelque chose d’utile aux autres |
|
Il m’arrive de faire trop vite une opération qui demanderait davantage de soin |
Toujours, souvent |
Conflits de valeur |
Pourcentage |
Peu ou pas exposées |
40% |
En conflits éthiques mais avec les moyens de travailler |
18% |
Fierté d'un travail utile et bien fait malgré l'insuffisance des moyens |
12% |
Un travail inutile mais avec des moyens pour bien le faire |
11% |
Un travail qui manque de sens et de qualité |
8% |
Surexposés aux conflits de valeurs |
11% |
Source : DARES ANALYSES N°27 :Conflits de valeurs au travail : qui est concerné et quels liens avec la santé ? 2021
- Travail empêché et recrutement
Les conditions de travail sont la première des causes des difficultés de recrutement (55%) devant l’attractivité de la rémunération (46%) et le manque de main d’œuvre qualifiée (27%).
La plupart des conditions de travail demeurent significativement corrélées ensemble aux difficultés de recrutement, mais parmi celles-ci, hors pénibilité physique, le travail empêché, c’est-à-dire le sentiment de ne pas pouvoir faire un travail de qualité, est le plus fortement associé aux obstacles au recrutement, avant les tensions avec le public, les horaires imprévisibles, le travail dans l’urgence et le travail de nuit. Le travail empêché est la condition la plus dirimante contribuant statistiquement aux difficultés d’embauche.
Source: Dares, enquête Conditions de travail 2019, établissements de 10 salariés et plus du secteur marchand. Lecture : parmi les établissements qui déclarent ne pas avoir de salarié exposé au «travail empêché», 59 % ont des difficultés de recrutement.
Causes des difficultés de recrutement |
|||||
conditions de travail |
salaire peu attractif |
pénurie main-d'œuvre |
autres motifs |
pas de difficultés |
|
difficultés à retenir certaines catégories de personnel |
55 |
46 |
27 |
23 |
26 |
Source: Dares, enquête Conditions de travail 2019, établissements de 10 salariés et plus du secteur marchand
% d'établissements avec difficultés de recrutement |
aucun salarié exposé |
très peu de salariés |
10 à 50% |
plus de 50% |
"travail empêché" |
59 |
74 |
81 |
92 |
tensions avec le public |
66 |
72 |
82 |
|
travail dans l'urgence |
57 |
74 |
79 |
82 |
Pour aller plus loin :
- Le Travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux , Yves Clot, 2010, 190 pages
- OFFICIEL PREVENTION : ORGANISATION ERGONOMIE > PSYCHOLOGIE DU TRAVAIL : L'amélioration de la qualité de vie au travail : https://www.officiel-prevention.com/dossier/protections-collectives-organisation-ergonomie/psychologie-du-travail/lamelioration-de-la-qualite-de-vie-au-travail
- OFFICIEL PREVENTION : FORMATION CONSEILS > FORMATION CONTINUE À LA SÉCURITÉ > Conditions de travail et satisfaction au travail : https://www.officiel-prevention.com/dossier/formation/formation-continue-a-la-securite/conditions-de-travail-et-satisfaction-au-travail
- OFFICIEL PREVENTION : ORGANISATION ERGONOMIE > PSYCHOLOGIE DU TRAVAIL : La prévention du mal-être au travail : burn-out, bore-out, brown-out : https://www.officiel-prevention.com/dossier/protections-collectives-organisation-ergonomie/psychologie-du-travail/la-prevention-du-mal-etre-au-travail-burn-out-bore-out-brown-out
- DARES : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/conflits-de-valeurs-au-travail-qui-est-concerne-et-quels-liens-avec-la-sante
- DARES : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/fefd7fd31368763abaea3849f80e35fb/Dares-Analyses_Difficultes-de-recrutement-liees-aux-conditions-de-travail.pdf
AOUT 2022
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